Avant les 6-7 juillet 2021, il était inconcevable que l’homme le mieux protégé de la République soit assassiné malgré ses appels à l’aide. Il était tout aussi impensable qu’un bandit commémore la mort de Dessalines en tenue protocolaire entouré de ses sbires. Le 17 octobre dernier, le chef du gouvernement (ou le gouverneur pour être plus proche de la réalité) a pris la poudre d’escampette au Pont-Rouge face aux tirs des gangs armés. Ce dernier déclarait pourtant, après l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse, dans sa petite guerre avec son actuel ministre des affaires étrangères n’avoir pas peur de mourir. Depuis 2018, personne (aucune autorité centrale en tout cas) n’ose se rendre au Pont-Rouge pour commémorer l’assassinat du Père de la nation, pourtant en 2017, c’était inconcevable. Avant le 2 avril 2021, il était aussi impensable que des bandits pénètrent dans l’enceinte d’une église pour y enlever des fidèles. Depuis, cette pratique est devenue monnaie courante. Aussi, depuis 2020, le pays fait face à une série d’épisodes de rareté de carburant mais il était toujours inconcevable que cette rareté dure plus d’un mois. Pas de carburant dans les pompes mais le gallon de gazoline se vend au moins à 1 250 gourdes dans les rues. Toujours est-il, certains voiturés ou la plupart d’entre eux ne se voyaient pas redevenir piétons sauf que…
À la veille de la grève annoncée par les transporteurs de carburant, les rues sont bondées de piétons. On retrouve des anciens piétons qui avaient surement oublié les péripéties des transports en commun. On retrouve aussi des nouveaux piétons qui vont jusqu’à « louer » des motards tant ils payent les courses au prix fort. Quoiqu’il arrive, même entre piétons, une classification tend à se dessiner : les friqués monopolisant les motos, les forts ou chanceux capables de se battre et de courir pour une place en taxis, bus et tap tap et les marcheurs invétérés. Cette classification est logiquement éphémère. Pendant combien de temps pourra-t-on payer une moto 500 gourdes ? Pendant combien de temps la chance ou la force nous permettra-t-elle de nous faufiler à l’intérieur d’un bus, tap tap ou taxi ? Pendant combien de temps les chauffeurs pourront-ils continuer à s’approvisionner ? Si on devait pousser la logique un peu plus loin : pendant combien de temps les marcheurs pourront-ils continuer à fréquenter les rues d’Haiti?
Posséder une voiture a toujours été un signe de réussite en Haiti parce qu’avant tout le transport en commun est mal organisé. Il est quasiment délaissé au secteur informel. Quel homme ou quelle femme accepterait de devoir se battre quotidiennement pour une place, de respirer les odeurs nauséabondes et de supporter d’être toujours salis pour vaquer à ses activités ? Se plaindre dans ces genres de situations vous transforme automatiquement en problème. Les réponses ne tardent généralement pas : pourquoi ne pas s’acheter une voiture ; en Haiti, personne n’est à l’aise dans les transports en commun. Pourtant, dans toute société qui se respecte, le bien-être du citoyen ne devrait pas être un luxe, de même pour la sécurité ou l’électricité. En Haïti, du moment qu’on ne marche pas, tout va bien. Aussi, la priorité de tout nouvel employé est de s’acheter une voiture pour s’offrir non seulement un minimum de bien-être mais ne plus retomber dans ces modes de traitements inhumains.
Ces nouveaux voiturés se comportent comme tous les autres : grande vitesse dans les flaques d’eau jonchant nos rues, dans nos routes poussiéreuses sans se soucier des piétons vivant leur situation d’antan. Leur voiture, le moyen de plaquer leur différence par rapport à la majorité, à tout le moins, c’est que ce l’on pense. C’est comme marquer officiellement un pas entre la classe moyenne à vocation prolétaire et la classe moyenne à vocation moyenne. Mais en même temps, qu’auraient-ils pu faire ? S’arrêter pour prendre des piétons sur la route ? La situation sécuritaire actuelle ne le permettrait pas. Même si elle le permettait, ce n’est pas au citoyen d’essayer de réparer les frustrations créées par les autorités qu’il a mandatées. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Marcher, lui aussi, à pied pour se donner bonne conscience par rapport à la misère qu’il a laissée ? On répondra surement qu’il aurait pu rouler lentement.
Aujourd’hui, bon nombre d’entre eux redeviennent piétons. La situation qu’ils avaient surement juré de ne plus connaitre s’est empirée depuis. Maintenant, ils regardent, probablement avec envie, d’autres voiturés profitant de leurs derniers moments de confort derrière leurs volants. Oui, leur tour viendra lorsque leurs contacts dans les pompes à essence ne pourront plus les approvisionner. Ils devront eux aussi marcher ou rester chez eux. La voiture climatisée avait peut-être l’effet d’un mirage : ne pas respirer l’odeur piquante des détritus non ramassés par les mairies, ne pas se battre dans la boue après la pluie pour rentrer chez-soi, prendre conscience qu’on nous traite tels des moins que rien. La classe moyenne (soi-disant) avait fini par accepter qu’on la décapitalise, qu’on la kidnappe, qu’on la force à quitter son pays, mais acceptera-t-elle ce nouvel affront : marcher à pied et suer ?
Une écolière répétait que son établissement devrait commencer à reprendre les cours en ligne. Elle n’est surement pas la seule à le penser. On s’adapte déjà sauf que l’une de nos compagnies nous a déjà fermement renvoyés vers la concurrence. Inconcevable, répondez-vous ! Vers qui irions-nous nous plaindre cette fois ? Le gouverneur ! Bah imaginez déjà sa réponse : « Si vous n’êtes pas satisfaits, vous n’avez qu’à partir ». Ensuite, on nous déportera comme des animaux pendant qu’il tentera de tenir un discours politiquement correct : « Tout sera fait pour accueillir nos frères dans la dignité ». Il a fait partir le ministre de la justice, le secrétaire général du conseil des ministres, le commissaire du gouvernement qui osait enquêter sur lui et finalement le directeur général de la Police Nationale d’Haïti. Ce dernier a été promu après avoir fait montre d’incompétence inhumaine. Inconcevable, n’est-ce pas ?
Il (le gouvernement qu’il dirige avec la bénédiction des étasuniens) est en train de réussir à forcer les voiturés à quitter leur confort pour redevenir des piétons. Ils les forcent à redécouvrir Haiti. Peut-être réussira-t-il à atteindre la frange pour qui Haiti est différente avant qu’ils ne se réfugient tous en terre voisine. Avec un peu de chance aussi, comme avant 1804 lorsque les circonstances avaient forcé les esclaves des champs, les esclaves à talents et les mulâtres à unir leurs forces, le PHTK, arrivera-t-il, par cet art propre au régime, celui d’empirer les choses, à nous transformer tous en piétons pour nous rendre vraiment compte que nous avions depuis longtemps dépassé les limites de l’inconcevable ?
Alain Délisca