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Cette photo sert uniquement d'illustration à l'article | Photo prise en 2019 à Kigali. Une vacancière bouleversée par cette maison où dix soldats belges en mission humanitaire ont été massacrés durant le génocide rwandais. La trace des tirs reste visible sur le bâtiment, transformé en mémorial. © YASUYOSHI CHIBA / AFP

Pour l’antre de ma belle

Temps de lecture : 5 minutes

Mis à jour le 18 novembre 2020 à 14h47

Que ne ferait-on pas pour sa bien-aimée ? Jusqu’où n’irait-on pas surtout quand on sait que l’antre de la récompense sera aussi huilé que l’énormité des difficultés. 

On tente même l’impossible !

Comme le Premier Ministre, Latortue, nous y sommes d’ailleurs tenus…

J’habite en plaine, à Tabarre plus précisément. Je ne suis pas de ceux qui tendent grâce (à cause) au mal-développement de Tabarre, à le placer dans le même acabit que Delmas, Pétion-ville. Oui… dans la Plaine du Cul-de-Sac, les routes sont sales et mal tracées, les meilleures constructions un peu mal dégrossies. La lumière que notre fameux père — ah…oui ! Allez dire à Jovenel qu’on frôlait le 24/24 — avait tenté d’apporter à Tabarre s’est vue lamentablement éteinte par Théodat puis par pire que lui : une mairesse dont les seules réalisations ont été de s’appeler Nice et d’être une piètre actrice. En tout cas, s’il existe encore une chose où elle s’est montrée encore pire, c’est bien dans sa fonction de maire.

On regrette bien le temps où Tabarre dépendait de la commune de Delmas. Les choses auraient été différentes pense-t-on mais, d’un coup, le nom de l’ancien animateur vedette de « Ramase » nous revient en tête, Prisca. On se rend finalement compte qu’il existera toujours pire que le pire. Bon… tout cela pour dire que j’habite à Tabarre (oui en Plaine même) et que ma belle habite aussi en plaine mais à Gressier.

Comment avait-on fait pour se rencontrer ? Et ben… comme le chantait James, on ne se serait peut-être même pas aperçus sur la planète, pourtant on s’était croisés sur internet. Je me rappelle encore de ma réplique après lui avoir écrit, allo : « Nous avons au moins une chose en commun : nous habitons des zones destinées, en principe, à l’agriculture. Cela fait de nous des anti-agricoles pas vrai ? (dans ma tête, je citais Mikaben dans son hit de l’époque Agrikòl yo ye) » Il m’avait fallu beaucoup de recul pour voir combien ma réplique sonnait con. Mais elle s’était juste contentée de me répondre « lol ». On était en 2015 ! Ehh oui…dites-le à qui veut l’entendre : WhatsApp existait déjà.

Je devais être chanceux. Je ne sais pas par quel moyen je m’étais retrouvé chez elle. Entre embouteillages, le soleil de plomb et le transport en commun, je m’étais juré de ne plus y retourner. Ma colère et mes jurons s’évanouirent devant son sourire de bienvenue. Elle en valait le détour. Je me suis surpris alors à m’y rendre chaque semaine jusqu’à connaitre, comme ma poche, les détours de Martissant et Carrefour pour court-circuiter les embouteillages.

À l’époque, le plus grand enjeu était les embouteillages monstres. Cependant, plus le serpent était long, plus mes temps de câlins augmentaient. Les bouchons de décembre de Martissant obligeant même les piétons à la queue leu leu m’enchantaient. Je rêvais de difficultés…

En cinq ans, les choses se sont considérablement dégénérées. Les 6 et 7 juillet 2018 avaient marqué un tournant important. En un claquement de doigts, le pays s’enfermait dans des épisodes de lock à n’en plus finir. Les territoires qu’on disait sans danger sont devenus des zones à haut risque. Le Carrefour de l’Aéroport, par exemple, rebaptisé Carrefour de la Renaissance (peut-être pour consacrer la corruption à grande échelle) par les Tèt kale pour avoir construit un pont s’est vu renommer Carrefour de la Résistance par les membres de l’opposition qui n’auraient pas mieux fait qu’eux. Les bandits désormais légalisés en ont profité pour asseoir leur autorité sur des quartiers délaissés par l’Etat : Croix-des-Missions, Delmas 18, Delmas 2, Martissant, Route Nationale #2, Bolosse, Solino, Lasaline, Belair et Mariani, tous des zones et détours que j’avais l’habitude d’emprunter pour me faire câliné. Un nouveau directeur habitué à rendre les armes que les choses se compliquent n’y changera sûrement rien.

Des épisodes de lock, passant au coronavirus pour arriver aux périodes de recrudescence de l’insécurité, je m’étais toujours montré inventif et religieux. Elle me défendait toujours de revenir. Quel homme ne braverait pas les grands dangers pour sa bien-aimée ? Jusqu’où n’irait-il pas si, après le sermon, il savait qu’il ferait le plein pour la semaine ? Des fois, trop gourmand, il m’arrivait de m’inventer des difficultés : « J’avais entendu tirer à Martissant… l’embouteillage était tellement monstre que j’ai dû marcher de Martissant à La Marine… la moto a failli tomber avec toi. » Au fond de moi, je redoutais le jour où le destin ferait que ces choses m’arrivent pour de bon. Entre-temps, je me fondais dans ses grands yeux attentifs où cadençaient admiration et colère. Je ne vivais pour l’instant où ses flots d’énergie se matérialisaient en baisers chauds et l’antre huilé de sa récompense s’impatientait de me réconforter.

Sans que je ne le sache, j’avais aidé à installer chez elle une psychose d’Haïti. Elle me répétait souvent : « Ne reviens pas en Haïti. » Du coup, je redoutais mon départ, passage obligé pour les études. Non pas que j’avais peur pour nous. J’aime à croire que les difficultés rendent beaucoup plus amoureux. Puis, un jour des plus ordinaires, — route dégagée, les mitrailleuses en sourdine, G9 et alliés aux commandes, un de ces jours où nous avions l’habitude de prendre les bandits pour nos amis — dans un bus de Léogane, ce que je redoutais tant m’arriva…

Tout de suite après Larochelle, un piéton arrêta le bus pour y monter. À sa suite, deux gars, pas plus que 25 ans, sautèrent dans le bus. L’un d’eux sortit son revolver. Le « bèfchenn » descendit automatiquement du bus pour leur laisser le champ libre et moi, en un mouvement rapide et discret, je poussai mon sac sous le banc boueux cachant mes biens les plus précieux : mon téléphone et mon ordinateur.

Je m’attendais à ce qu’on fouille le bus. Le type au revolver roua de coups le passager qui venait monter : « Passe-moi ton arme à feu ! » Le passager montra son téléphone. Le type au revolver insista et le frappa avec la crosse de son arme. Le passager bégaya : « Je n’ai que mon téléphone ». Voyant qu’il n’avait que son téléphone comme seule arme, ils descendirent du bus. Ils traversèrent la route, saluèrent les policiers qui feintaient de ne rien voir avant de disparaitre dans l’un des corridors.

Le bèfchenn remonta et une longue discussion s’en suivit. Je repris mon sac boueux. Plus de peur que de mal me dis-je en mon for intérieur. En principe, je devrais courir conter ma mésaventure à ma copine.


Je lui parlerais sûrement de nos autorités qui n’ont plus la décence de faire semblant, de mon manque de courage et de la lâcheté de la majorité. Je connaissais déjà sa réponse : « Quitte Haïti et ne reviens pas. » Pourtant, j’ai appris à aimer ce pays, en foulant ses montagnes dans les villes plus reculées regorgeant de possibilités, en sympathisant avec ses paysans au sourire innocent. Alors c’était tout décidé : je ne lui dirai rien en arrivant chez elle. Au contraire, je lui sortirai mon beau plus sourire quitte à me contenter des câlins de rien du tout.

Cela marchera peut-être pour aujourd’hui mais lorsque le départ que je redoute tant devra arriver, lorsque je devrai choisir de rester ou de revenir — je n’aurai pas peur pour elle et moi, je veux dire qu’on pourra ensemble affronter notre relation à distance; nous y sommes habitués — je crains le moment fatidique où je devrais choisir entre elle et toi. Oui… entre toi, belle Haïti, l’antre duquel je suis sorti et l’antre de ma belle où j’aimerais passer ma vie à entrer. Alors quand je me rendrai chez elle, on échangera ses longs regards que seuls les silences des promesses sincères comprendront mais au fond de moi je saurai comme le Premier Ministre Latortue qu’à l’impossible, j’étais tenu.

À propos de Alain Delisca

Je suis Alain Délisca, un Haïtien. Le reste n'est qu'explorations et heurs.

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