vendredi , 26 avril 2024

Jessica Nazaire, dans l’éternité…

Temps de lecture : 5 minutes

Mis à jour le 29 décembre 2022 à 18h18

Depuis ton départ

Depuis ton départ
En coup de vent
Les journées plus froides.

Te savoir sous terre
Mais pour te voir
Regarder les cieux.

Cimetière en fleurs
Et tout là-haut ton étoile –
Larmes au coin des yeux.

— Stéphen Moysan
Sandrine Davin
Spleen

La promesse n’est pas tenue. La faiblesse. La maladie. La mort. La promesse d’assister au changement de ce pays au passé glorieux voire légendaire. La promesse de ne plus voir les enfants au Champs de Mars et au Carrefour de l’Aviation. La promesse d’assister à la pleine égalité homme-femme. Elle n’est pas tenue. Ce serait une aberration de parler de Jessica Nazaire au passé. Elle est dans l’éternité.

Elle est faucheuse de l’existence, la mort. Elle est blessure irréparable de nos belles promesses de la vie. La mort a eu toujours raison de nous quelle que soit notre arme de combat. La cruelle. Voir s’écouler 24 ans devant mes yeux a été la chose la plus terrible qui me soit arrivée durant cette année 2022. Jessica est partie, loin de nous. Loin de son père, ses petits frères et sa petite sœur adorable. « N ap fè jefò. Mwen te prèske fin refè, se wè m ap retounen menm jan ankò. E kote pa w? », le dernier message d’elle que j’ai reçu, cinq jours avant sa mort.

Je suis témoin de grandes choses dans la vie. Des êtres lumières qui marchent en plein midi dans la ville ; une ville privée de joie. De morceaux d’amour incorporés en chute libre sous mes yeux. Je suis témoin des folies visibles d’une jeune fille pour la littérature. Cette passion débordante pour les livres et l’écriture constatée chez Nazaire m’a toujours rendu curieux.C’est sur le banc de l’école que nous avons lié connaissance. Timide et réservée comme elle seule, Jessica Nazaire s’est fait connaître par sa brillante plume. Une année de cours à l’ISNAC n’était pas suffisante pour la découvrir dans la salle. Un cours sur les techniques de rédaction en presse écrite m’a mis aux côtés d’une charmante fille. Nous avons, après des études en journalisme, réussi le concours de le Facuté des Sciences Humaines où nous avons partagé quelques folies autour de l’écriture et de lecture. Si je lisais Mackenzy Orcel et Mercedes Foucard Guignard alias Deita , c’est grâce à elle.

La poésie n’était, peut-être, pas au courant qu’une jeune fille du nom de Jessica Nazaire allait voir le jour le 17 juillet 1997. Sinon, elle aurait laissé place pour que celle-ci porte sa signature. Ce serait judiciable pour le monde. Elle ose. Dans un pays où la femme poète est une denrée rare, une dérogation à l’ordre patriarcal. Nazaire a planté ses phrases un peu partout dans les médias en Haïti et sur les réseaux sociaux. Au fur et à mesure, cette sensibilité humaine a laissé place à « Pwa Grate », son unique né que j’ai pu lire, relire, relire et relire. Elle ose dire non à la mauvaise gouvernance. Elle ose dénoncer la violence que subissent les femmes et les enfants. Ne cherchez pas Jessica du côté des plus forts, elle a choisi son camp : les sans voix, les oubliés de la République et les damnés de la terre.

Publié aux Éditions la Rosée en 2019, « Pwa Grate » est le premier et, malheureusement, dernier recueil de la jeune Jessica Nazaire. Sur 80 pages, la poétesse accouche des vers, en prose, rythmés de sonorité inventive. « Pwa Grate » est la nostalgie et la mort, la haine et la vengeance. il est la douleur atroce qu’enfante chaque rue. « Pwa Grate », c’est une fleur imagée dressée sur Port-au-Prince et ses villes soeurs pour expier les tracasseries de chaque âme. « Pwa grate » s on pwezi kote imaj ap taye banda san zatann », a écrit le poète André Fouard pour saluer l’immensité du texte. Son amie Dougenie Michelle Archille estime que « Pwa Grate » n’est pas un poème, mais un dictionnaire.

La poésie de Jessica Nazaire est faite d’amour, un amour qui prend naissance dans la complexité du temps, dans le mal-être de la société haïtienne et dans la stupidité des hommes et des femmes modernes. Les premiers vers de cette compositition poétique « Pwa Grate » nous viennent de la nature.Telle la voix d’une narratrice retraçant sa sublime rencontre amoureuse sous les abres frais des villes haïtiennes, les premiers vers nous mènent dans le réalisme du terroir.

Extrait, page 9.

« Jou nou te kontre a

Zwazo nan bwa

te tounen

Krèy champwèl pou

fete desten nou

Tan an te dous

tankou ti bo banben

K ap seke foli

anba tonèl inosans […]

Ouvrière du vécu quotidien du petit peuple des ghettos, elle traverse la ville tous les jours, en quête de sensibilité permanente. Jessica Nazaire connaît par coeur les rues de la capitale et leurs dessus-dessous. La poétesse décèle, non comme magicienne mais comme une Claire Heureuse, dans les sourires de chaque rue de Port-au-Prince le vrai du faux. Les sourires hypocrites. Les sourires porteurs de peine. « Pwa Grate » mime chaque geste, chaque parole.

Extrait, p. 21.

Lamitye

Kwè m si m di w

Se pa tout ri ki soutni malè

Se pa tout ri inegalite

kenbe ragagann

Gen ri se gran jipon

Gen ri se chedèv sou

biskèt vil yo

Mandede richavàn

l a di w kouman la

prezidans soutni ren l

Pèsonn p ap diw

Vil isit gen fas doub […]

« Pwa Grate » n’est pas un cadeau de noël à l’occident. Le texte, c’est une hache de guerre enfoncée dans l’incompris volontaire des chefs de la religion en Haïti. Jessica s’adresse avec toute sa force et avec toute son énergie humaine aux religieux véreux. Comment laisser passer sous silence ces vers qui remettent en question le mode agissement de la religion au sein de la société haïtienne ?

Extrait, p.13.

« Relijyon se Babyadò

S on plamencho rate

S on sansi k ap kabicha

Pawòl nan bouch nou […]

En relisant « Pwa Grate » avant le nouvel an, j’ai attrapé le tournis, car j’ai vécu la souffrance des enfants entassés comme des bêtes sauvages dans les coins de Port-au-Prince. J’ai vécu la souffrance des femmes victimes de violences de cette société. Chaque vers est révolutionnaire. Chaque vers est un non à la méchanceté humaine. Si à travers ce recueil, Jessica se fait porte-parole des sans voix, elle s’affirme comme une fine connaisseure de sa langue maternelle.

Extrait, p. 28.

Leta isi se chenpanze

Sa rann foli m zonzon

Kè m derifize voute […]

Le chroniqueur, Ricot Marc Sony, ne tarit pas d’éloges envers Jessica Nazaire. D’ailleurs, il la considère comme l’une des plus grandes poètes de sa génération. « Sa poésie est une résistance. Elle écrivait pour s’engager contre l’oppression, la corruption, la misère, l’injustice sociale. Même s’il y a l’amour, la douceur, la tendresse, il y a toujours un vers qui nous rappelle que ici « le chaos est jouissif « , a écrit le journaliste du Nouvelliste dans un article.

Écrivaine, journaliste, étudiante en Droit et en Communication, Jessica Nazaire n’a pas pu tenir la promesse de la vie, du moins la mort a frappé à sa porte trop tôt. Accrochée par une pneumonie, elle a fait le voyage pour l’Orient éternel le 12 mars dernier dans un centre hospitalier de Port-au-Prince après trois jours passés dans le coma. La mort nous ravit une belle promesse de la littéraure haïtienne. Par la présente, je voudrais saluer la mémoire de cette fine créole, mon amie, partie à l’âge de 24 ans.

Ernso Sylvain

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