Très cher P
« Patate ». Comment vas-tu ? Serais-tu fâché contre moi ? Déjà 4 semaines que je suis seule face à la balançoire de la place qui me fixe l’air triste et chagrinée. Je ne sais pas ce que je t’ai fait. Là-bas, à la maison, ma mère m’interdit de parler de toi et d’Isabelle.
La police est venue plusieurs fois. Et plusieurs fois, ma mère est allée chez la police. Pour comprendre comment Isabelle est morte disent les policiers. Je n’ai plus le droit d’aller chez elle, ni de jouer avec ses poupées de porcelaine tout droit sorties de France. Ma mère, non plus. Ce n’est pas avec les poupées qu’elle ne peut pas jouer. Ma mère n’aime pas les poupées. Non. Elle a été renvoyée. Du coup elle reste tous les jours à la maison.
Le jour, elle fait bonne figure mais je l’entends bien le soir derrière moi sur le lit pleurer dans l’oreiller comme ses personnages de romans Harlequin que nous aimions lire Isa et moi.
Je continue d’aller sur la place tous les dimanches après-midi comme à nos habitudes. J’évite soigneusement le petit amas de terre qui a fini par sécher au fil des jours, et je n’ai plus l’impression, les soirs aux premières lueurs de la nuit, d’être pourchassée par une Isabelle zombie animée par le désir de vengeance. Ma mère a fait don de la pelle à une association de jeunes du quartier et la nouvelle règle est qu’Isa, toi et moi n’avions jamais été amis.
Mais c’est faux. Moi je sais que nous sommes amis et que nous le resterons toujours. Viens me retrouver sur la place dimanche soir et jouons encore à ses jeux qui étaient les nôtres. Viens dimanche ou dimanche prochain ou un des prochains dimanches à venir même si moi je voudrais que ce soit tous les dimanches, inventer des jeux auxquels nous trouverons plus tard des noms. Comme glisser sur les toboggans ou juste passer de main en main l’arme de ton père qui fait tic tac.
Port-au-Prince, 22 décembre 1988 Stéphanie Jean-Baptiste à Oliver Foucard
Très cher P,
Pardon de ne pas avoir entendu plus tôt ta voix. Pardon de ne pas avoir été là pour protéger tes blessures. Lâche par nature, j’ai préféré fermer les yeux sur chacune de tes plaies, m’imaginant être la seule à souffrir. Pardon de n’avoir pas souffert ta nudité avec toi. Pardon de ne t’avoir aimé que comme ça. De loin, une fois par semaine, les soirs de préférence, t’oubliant les matins aux dépens d’une seule vie : la mienne.
Si de mon côté de la vie il s’agit de n’être que moi, je n’ai compris de toi que ta plaie, la plus profonde, pas celle de surface qui a poussé par la suite, la vraie plaie que, sans trop savoir comment, tu nous caches à tous, même à toi. Cette plaie que toi et moi portons en commun comme une seconde peau qui fait que toi et moi ne pouvons nous regarder autrement que comme ça. Alors je viens, une fois par semaine, et je t’aime, de loin, les soirs de préférence, et je me dis que je suis toi, et j’oublie de te regarder, de voir si ta plaie d’un côté guérit, de l’autre pourrit.
Je m’en veux après toutes ses années de porter ce secret seule comme un fardeau alors que la faute était nôtre. Je connais ta blessure. Cet immonde secret, qui une fois par semaine à un moment ou à un autre de la soirée quand tu es bien éméché, remonte dans tes yeux. Et imperceptiblement tu me glisses un regard. Et je jubile de te voir souffrir encore de ce mal qui est le mien.
Pardonne-moi cette fois de n’avoir pas perçu la différence avec les autres nuits, avec les autres regards. Toutes les blessures se valent mais certaines n’ont pas besoin d’être dites, juste d’être vécues, comme la nôtre.
Quand tu es parti, il parut évident à la police que si toi, petit bourgeois de Bois Verna m’avait fait l’honneur d’être une amie, Isabelle, fille de gros commerçants aux belles nattes pendantes, ne pouvait en aucun cas l’être sans que je ne la jalouse et en arrive à la tuer. Moi, fillette frêle aux jambes droites et aux petites mains rugueuses, qui n’avais rien à faire dans le quartier, sinon y aller voir ma bonne mère. Je ne te l’ai jamais dit parce qu’avant tu n’étais pas morte et il était encore possible de te faire souffrir avec un regard, une parole, un mépris.
Mais aujourd’hui, maintenant que le nom de cet éminent employé de la banque centrale, alcoolique à ses heures, fait la une des gros titres pour s’être tiré une balle dans la tête, je ne peux que m’en vouloir de ne pas avoir été là pour vivre avec toi ce reproche muet. T’aurais-je empêché de tirer? Non.
Mais nous aurions parlé de ce soir-là, avec Isabelle, avec toi, moi. Nous aurions parlé de l’arme de ton père et de ce jeu que tu avais inventé. Le jeu de la balle qui tourne et de l’arme qui fait tic, et peut-être m’aurais-tu expliqué pourquoi ça n’avait pas fait ce bruit-là pour Isabelle.
Port-au-Prince, 1er janvier 1995 Stéphanie Jean-Baptiste à Oliver Foucard
Mélissa Béralus