jeudi , 25 avril 2024
Photo : Edoardo Agresti

Le sort des Haïtiens en République Dominicaine

Temps de lecture : 6 minutes

Alors que la situation globale s’envenime en Haïti, des Haïtiens continuent de fuir l’insécurité criante et la précarité. Parmi eux, beaucoup se rendent sur le territoire voisin, souvent illégalement malgré le racisme systémique et les expulsions massives, rejoignant ainsi le groupe de compatriotes déjà présents sur cette terre. Nombre en constante croissance, il n’existe pas de données officielles mises à jour aujourd’hui sur la quantité des Haïtiens vivant de l’autre côté de l’île.

Certains Haïtiens de la diaspora, préoccupés par l’avenir incertain de leurs proches sur leur terre natale, préfèrent les mettre en transit au pays de Duarte avant d’autres démarches. Poussés par les évènements socio-politiques et l’instabilité quasi-permanente, certains professionnels, pères de famille envoient femmes et enfants vivre chez les voisins. Ainsi, ces hommes qui restent travailler chez eux s’assurent d’un transfert mensuel de dollars américains pour pourvoir aux besoins de ces familles, loin d’eux.
Mais dans quelles conditions vivent ces migrants ? Quels sont leurs statuts ?

Des décors différents pour les Haïtiens

Les Haïtiens évoluent dans des situations un peu différentes les unes des autres en République Dominicaine. Nous sommes à Brisas de la Caucedo, à Boca Chica, l’une des provinces de la République avec une station balnéaire du même nom. À environ 32 km, se trouve Santo Domingo à laquelle on accède par l’autoroute de Las Americas. Des deux côtés de la grande route, beaucoup de familles haïtiennes cohabitent avec les Dominicains. A vue d’oeil, on se gave de l’illusion qu’on se situe à des kilomètres du stéréotype que les Dominicains détestent les Haïtiens et vice-versa.

Dans cette zone à forte concentration haïtienne, plusieurs morenos/morenas sont propriétaires et ont bâti leurs maisons sur le terrain qu’ils/elles ont acquis, exploitant le reste en y plantant vivres et arbres fruitiers. Et à regarder, on se croirait quelque part dans une province en Haïti si les habitants ne parlaient pas cet espagnol si teinté du terroir, parmi eux ces Haïtiens qui ont cumulé tant d’années sur le territoire. Routes en terre battue, construction en tôles rappelant celle d’Haïti, agriculture de subsistance… après la langue, seuls l’électricité et le coût de la vie, moins cher, semblent marquer une réelle différence.


À Santo Domingo, la grande capitale, sur la route de Charles de Gaulle, ce quartier a tout l’air d’un quartier résidentiel : maisons coquettes, rues asphaltées, quartier calme et propre. Au premier étage d’un bâtiment, habitent deux jeunes Haïtiens, les seuls étrangers de cet appartement qu’ils louent depuis quelques mois déjà. D’ailleurs, on ne les compte pas beaucoup dans cette zone comme c’est le cas quelques fois ailleurs. L’un d’entre eux, 23 ans, se confie à nous, il a 1 an et 3 mois sur le sol et n’a guère l’intention de retourner vivre en Haïti. « Normalement, après les 30 premiers jours sur le territoire, j’étais illégal avec mon visa de touriste pour un séjour de 30 jours. Récemment, mon visa a expiré, alors je suis officiellement illégal sur le territoire. », explique Marc.

Il poursuit : « J’étais venu ici à cause du stress de mon pays. Depuis mon arrivée ici, je travaille dans un centre d’appel. » Pour lui, l’un des véritables problèmes des migrants haïtiens reste la difficulté de trouver du travail, très souvent la raison première de leur déplacement. « Trouver un travail ici est difficile pour ne pas dire impossible, à moins qu’on se tourne vers la construction ou d’autres métiers manuels dans le même registre. », avance le jeune homme.

Quid des principales activités exercées par les migrants

8h et quelques minutes du matin, le soleil s’est déjà montré là-haut. Dans un chantier, tout s’active. On remarque plusieurs hommes à la peau noire, on peut le deviner : des migrants haïtiens qui travaillent dans la construction. Activité plutôt rentable pour ceux peuvent l’exercer, selon certains. « Un ouvrier selon son expertise et le travail qu’il fournit peut espérer entre 600 à 1 500 pesos par jour. », estime Watson, un ouvrier. Les femmes, quant à elle, se débrouillent autrement : femme de ménage, petit commerce. Elles se rendent à la capitale, achètent en gros des articles comme vêtements, chaussures et s’en vont les revendre dans quelques coins reculés. Certaines autres préfèrent tenir de petits commerces de détail à la maison.


D’autres migrants, plus jeunes, plus forts trouvent affaire dans les chino. A Duarte par exemple, une autre province, dans les magasins chinois on retrouve ces jeunes qui vendent leur force et leur temps, disponibles pour orienter les clients ou exécuter des tâches de manutention.
Enfin, il y a ceux qui, disposant d’une certaine habilité dans la langue de Shakespeare, travaillent dans les centres d’appels des Etats-Unis d’Amérique, comme Marc et quelques autres compagnons. Cette activité leur permet alors de payer le loyer et de subvenir à leurs besoins.
De ces catégories, se détachent ces jeunes venus étudier la médecine, le génie mécanique, le génie industriel, l’administration, l’hôtellerie, le tourisme… Ces derniers, au contraire, ne travaillent pas et dépendent économiquement de leurs parents pour la plupart.


Lyne compte déjà 3 années sur le sol dominicain. Etudiante en Médecine, elle est également illégale puisqu’elle n’a pas de visa étudiant, ce qui est le cas de beaucoup d’étudiants. Lors d’un entretien avec Ayibopost, l’Ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine, Smith Augustin, a afirmé qu’il y a « actuellement, plus d’étudiants haïtiens en République Dominicaine que des étudiants haïtiens inscrits à l’Université d’État d’Haïti. » Selon lui près de 80 % étudient avec un visa de touriste, et ces derniers devraient obtenir un visa étudiant, promesse faite par le chancelier.

A Lascahobas, la jeune étudiante vit dans une résidence et comme à Charles de Gaulle, on n’y retrouve pas beaucoup d’Haïtiens. Elle nous apprend qu’on refuse de leur louer des appartements. Interrogée sur les problèmes qu’elle a rencontrés jusque-là, elle ne cache pas son indignation. « Honnêtement, c’est le traitement qu’on nous fait subir, nous Haïtiens, quoiqu’étudiants. On nous perçoit très mal et nous subissons toutes formes d’injustice : nous payons plus cher les frais de scolarité et le loyer, mais nous n’avons pas de représentant, aucune instance où porter plainte : en somme nous sommes livrés à nous-mêmes. », rage la jeune Haïtienne qui se range du côté de ceux qui ne souhaitent plus vivre en Haïti.

Problèmes récurrents et perspectives des autorités

La question migratoire entre les deux pays a toujours suscité moult actions et réactions. L’histoire nous a prouvé à plusieurs reprises, la rigueur des autorités dominicaines sur ce point. Entre vagues de déportations et refus d’attribuer la nationalité dominicaine à ceux qui naissent sur le sol, les voisins ont la réputation de ne pas lésiner sur cette question épineuse. Chaque gouvernement, à des niveaux plus profonds que d’autres, a voulu faire de la question frontalière une priorité afin de contenir le flux des migrants haïtiens qui traversent illégalement la frontière à la recherche du pain. Récemment, le président Abinader a annoncé le projet de construction d’un mur à la frontière pour endiguer la migration haïtienne.
Déjà, en septembre 2013, le Tribunal Constitutionnel dominicain avait asséné un coup fatal à la communauté haïtienne de la République Dominicaine : les enfants nés sur le sol dominicain de deux parents sans-papiers n’ont pas droit à la nationalité dominicaine. Cette décision avait frappé de plein fouet les individus nés sur le sol dominicain, les Haitiano-dominicains, leur refusant l’accès à la nationalité dominicaine et en dépossédant du même coup ceux qui l’avaient obtenue auparavant.


En janvier dernier, le Ministre des Affaires étrangères de la République dominicaine, Roberto Álvarez, avait annoncé que, selon ce qui était entendu entre Jovenel Moïse et Luis Abinader, les Haïtiens résidant en territoire dominicain seront inscrits à l’état civil haïtien. Le ministre a laissé entendre que les deux gouvernements « sont prêts à travailler sur le processus d’identification et d’enregistrement dans le registre civil haïtien de tous les citoyens haïtiens qui se trouvent sur le territoire dominicain. », a rapporté le media CNN espagnol.

En outre, au programme figure également le domaine de la santé, avec la construction d’hôpitaux généraux en Haïti dans l’optique de réduire « l’utilisation intensive » des centres médicaux dominicains. Dans un article titré « Registran 53% partos de haitianas en maternidad La Altagracia », article datant du 4 mars 2021, le journal Listín Diario faisait état de 1 192 naissances de femmes haïtiennes contre 1 050 de femmes dominicaines à l’Hospital Universitario Maternidad Nuestra Señora de La Altagracia, soit un pourcentage 53 % pour les Haïtiennes contre 47 % pour les Dominicaines.

Par ailleurs, les enfants qui naissent sur le territoire dominicain ont du mal à s’exprimer dans la langue de leurs parents, s’ils ne l’ignorent pas complètement, surtout s’ils n’ont jamais mis les pieds sur la terre de leurs ancêtres. Les adultes, en dépit de leurs nombreuses années sur le sol ne détiennent pas de papiers officiels, ni haïtiens ni dominicains. De plus, plusieurs d’entre eux ne se sont pas rendus en Haïti depuis belle lurette et n’entendent le faire qu’en cas de déportation.

Witensky Lauvince
wenslau35@gmail.com

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